Ayant vécu l’expérience post-coloniale, Malek Bennabi (1905-1973) sera essentiellement préoccupé des problèmes de développement. L’accession à l’indépendance nationale et la construction d’un Etat moderne n’ont pas suffi à arracher les sociétés musulmanes au sous-développement économique, social et culturel. Ingénieur électricien de l’école polytechnique de Paris et nourri en même temps aux sources de la Nahda musulmane, Bennabi mettra cette double formation au service d’une œuvre consacrée à élucider cette thèse : le développement sera culturel ou ne sera pas.
La principale caractéristique de la relecture bennabienne de l’Islam sera de dépasser la dimension religieuse au sens restrictif pour l’aborder dans sa dimension civilisationnelle globale. La généralisation théorique à laquelle pouvait aller un esprit aussi profond ne doit pas cacher le fait que Bennabi avait en vue deux thèses apparemment contradictoires mais qui se rejoignent finalement dans une commune stérilité historique.
La première était défendue par le courant « traditionaliste » qui croyait à tort que la renaissance islamique pouvait se réaliser grâce à une revivification des pratiques religieuses et morales qui viendrait se superposer à un développement technique qui leur serait extérieur. La deuxième thèse était défendue par le courant « moderniste » qui concevait le développement comme une opération d’importation d’un modèle « clé en main » dont la généralisation suffirait à transformer les structures sociales et mentales.
Retrouver l’esprit de l’IslamC’est en gardant présent à l’esprit ce combat sur deux fronts qu’il faut lire l’œuvre de Bennabi. Celui-ci ne se contente pas d’infirmer la prétention de ceux, parmi les orientalistes, qui ont cru voir dans l’Islam un facteur entravant la diffusion de la science et le progrès dans les sociétés musulmanes. Il réfute également la position des défenseurs de l’Islam qui perdent un temps précieux à « démontrer » que le Coran a prévu telle ou telle conquête scientifique contemporaine. Pour Bennabi, c’est là un faux problème. La question de savoir si l’Islam a pu ou non prévoir les développements scientifiques contemporains est un non-sens.
Ce qu’il convient de savoir est si l’Islam contredit ou non l’esprit scientifique dont l’acquisition représente une condition indispensable au succès de l’entreprise de développement : « Il ne s’agit pas de rechercher dans les versets coraniques ce qui y aurait trait à la conquête spatiale ou à l’atome mais de s’interroger s’il y a dans leur esprit ce qui pourrait entraver ou, au contraire, favoriser le mouvement de la science » (1)
Ce qui est important à noter, selon Bennabi, est que le Coran « a amené le climat rationnel nouveau qui permet à la science de se développer » et que « le développement de la science ne se mesure pas seulement par les données scientifiques mais aussi par l’ensemble des circonstances psychologiques et sociales qui se constituent dans un climat déterminé » (2).
En partant de cette considération, Bennabi propose une méthode analytique dans l’étude du phénomène coranique en vue d’atteindre un double objectif : 1) permettre à la jeunesse musulmane d’avoir une méditation religieuse rationnelle ; 2) proposer une réforme de l’ancienne méthode d’interprétation du Coran (3).
La relecture théologique de Bennabi vise essentiellement à redonner à l’Islam une dynamique sociale susceptible de contribuer à arracher les sociétés musulmanes à leur sous-développement et à leur dépendance. C’est sous cet angle qu’elle peut être définie comme une théologie de la libération. L’accent mis sur les questions de civilisation et de méthode conduit Bennabi à relativiser l’explication exogène du sous-développement et de la dépendance.
Pour lui, la colonisation n’est qu’un facteur parmi d’autres dans le procès du sous-développement. La preuve, même les pays qui n’ont pas la colonisation directe n’ont pas échappé au sous-développement.
Le concept de colonisabilitétSans doute, la méthode culturelle de Bennabi sous-estime l’interaction profonde entre la formation de l’économie-monde, à travers l’expansion européenne, et la formation du « sous-développement » dans la périphérie qui n’a pas attendu l’ère de la colonisation pour devenir une réalité. Mais l’analyse de Bennabi a le mérite d’attirer l’attention sur le phénomène social endogène de la « décadence » qui a facilité l’œuvre de la colonisation.
Or, ce phénomène interne qui renvoie à l’évolution des structures sociales ne peut être compris si on ne le rapporte pas aussi à l’action consciente des acteurs sociaux, notamment les acteurs concernés par la production des savoirs susceptibles de jouer un rôle actif dans les révolutions économiques et sociales.
Par la suite, les facteurs de décadence et de colonisation vont se nourrir mutuellement dans le cadre d’un même système de sous-développement et de dépendance. Le concept de « colonisabilité » auquel a eu recours Bennabi rend compte de cette dialectique qui explique que l’indépendance politique n’a pas suffi à dépasser radicalement le rapport colonial. Le concept bennabien de « colonisabilité » rappelle celui de « complexe de dépendance » de Frantz Fanon.
Mais la différence entre les deux concepts reste importante : chez Fanon, le « complexe de dépendance » renvoie à un rapport psychologique (complexe d’infériorité) que le colonisé ou l’ex-colonisé continue à entretenir avec le colonisateur. Chez Bennabi, en revanche, le concept de « colonisabilité » rend compte d’une réalité sociale complexe qui fait que l’ancienne société colonisée continue à construire son présent et son avenir sur la base d’un schéma hérité de la colonisation qui la condamne au mal-développement.
Le concept de « colonisabilité » reste donc essentiellement marqué par une connotation culturelle forte. L’importance du facteur culturel est attestée a-contrario par l’entreprise de déculturation et de dépersonnalisation que le colonialisme a tenté d’organiser à grande échelle dans les colonies.
Après l’accession des pays colonisés à l’indépendance politique, l’œuvre de déculturation accomplie par le pouvoir colonial apparaît dans toutes ses conséquences néfastes : le complexe social de « colonisabilité », dont l’expression la plus spectaculaire est le complexe d’infériorité des élites dirigeantes, explique en grande partie l’échec d’une entreprise de modernisation qui n’arrive pas à s’arracher à la logique perverse de la dépendance laquelle nourrit à son tour de nouvelles formes de sous-développement.
A cet égard, Bennabi compare l’univers des « sous-développés » à celui des enfants, le rapport au monde est conçu comme un rapport à des objets à acquérir. Mais le pire est que cette propension à accumuler des choses d’autant plus étrangères qu’on ne les a pas produites atteint le domaine des concepts et des idées.
Le comportement consumériste des « sous-développés » dégénère en importation de modèles qui n’ont rien à voir avec la réalité sociale des pays sous-développés. Non seulement cette importation ne suffit pas à atteindre la modernisation sociale souhaitée mais elle contribue à annihiler les efforts consentis par des secteurs entiers de la société en vue de sortir du cercle vicieux du sous-développement et de la dépendance.
Le facteur culturelEn effet, le sous-développement ne se réduit pas à un processus économico-technique isolé de la conscience sociale de ses maîtres d’œuvre. Le facteur culturel ne vient pas se surajouter aux autres facteurs historiques. Il traverse et alimente l’ensemble du procès de reproduction de la formation sociale. De ce point de vue, l’apport de Bennabi à la théorie du développement témoigne de la fécondité du dialogue interdisciplinaire. Parti d’une préoccupation théologique et culturelle, Bennabi a enrichi la sociologie du développement quelles que soient par ailleurs les réserves qui peuvent être formulées à l’encontre de sa théorie générale.
Cependant, pour Bennabi, si le recours à un concept comme la « révolution culturelle » dans certains pays décolonisés illustre une prise de conscience de la dimension culturelle du développement, il ne suffit pas pour autant pour trouver la juste solution au problème ainsi posé. Bennabi commence par montrer les limites de la définition de la culture dans le capitalisme et le m marxisme. Dans le premier cas, une définition idéaliste qui met l’accent sur la connaissance héritée notamment de la civilisation gréco-romaine. Dans le second, la culture est ramenée à ses conditions de production sociale sans pour autant rendre compte de sa singularité complexe.
Bennabi insiste sur le caractère complexe de la culture qui est tout à la fois une morale, une esthétique, une logique pratique. La culture est ainsi définie comme un rapport organique entre le comportement de l’individu et le mode de vie sociale. Elle dépasse la dimension intellectuelle proprement dite et concerne le comportement des individus dans une société déterminée. Bennabi illustre sa position en opposant deux exemples : d’une part, celui de deux individus assumant deux fonctions sociales différentes dans le cadre d’une même société, par exemple, un médecin et un menuisier vivant et travaillant tous les deux en Angleterre.
De l’autre, deux individus assumant la même fonction sociale dans deux sociétés différentes, un médecin en Angleterre et un autre en Algérie. L’identité de comportement des deux premiers et la différence d’attitude des seconds ne peuvent s’expliquer par les facteurs d’éducation et de classe. Pour expliquer ce phénomène, Bennabi recourt au concept de « socialisation culturelle » entendue comme une synthèse complexe de données éthiques, esthétiques et logico-pratiques qui seule définit la culture (4).
Cette analyse, dont l’évidence ne saute pas aux yeux, permet néanmoins à Bennabi de dépasser les conceptions développementalistes qui misent soit sur unes stratégie éducative individualiste et élitiste (libéralisme) soit sur une stratégie industrialiste et collectiviste (étatisme). Dans les deux cas, la véritable « révolution culturelle », qui seule pourrait modifier les structures et les mentalités, n’est pas au rendez-vous. Dans les deux cas, on risque d’avoir un développement superficiel et limité. Mais le véritable développement qui suppose un changement social radical
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